Jacques Delors : il faut sauver le soldat Europe !
Union, ressaisis-toi ! Fervent artisan de la construction européenne, père de l'Union monétaire, l'ancien président de la Commission Jacques Delors appelle avec force et émotion à plus de courage et de cohérence politique pour sauver l'Europe.
Challenges. La crise grecque, les atermoiements de l'Union, le recours au FMI, n'est-ce pas la fin du voyage européen soixante ans après l'appel de Robert Schuman ?
Jacques Delors. Je l'ai dit, je suis meurtri. L'Europe pouvait résoudre cette crise sans faire appel au FMI. C'est un aveu d'impuissance politique. Je comprends qu'il soit normal de ne pas garantir la solidarité à tout le monde. Mais une fois face au problème, moralement, il faut résister à la spéculation des banques, dont certaines ont reçu l'aide des Etats il y a un an ! L'Union européenne en avait les moyens.
Comment pouvait-elle sauver la Grèce ?
En mobilisant les ressources financières nécessaires pour permettre à la Grèce de résister. Certains ne voulaient pas payer pour les erreurs grecques - les Allemands, les Hollandais. Mais il y a deux idées que l'on oublie en Europe. J'ai appris la première de Kohl : l'Allemagne reçoit de l'Europe, mais elle doit aussi donner. La seconde est française : tous les proeuropéens français ont considéré que la grandeur de la France passait par l'unité de l'Europe. Si on perd ces deux idées, on n'y arrive pas. Celle de l'Allemagne est perdue depuis Schröder. Celle de la France est en train de se perdre, sous la poussée des ego. Ajoutons les défaillances du Conseil de l'euro, qui n'a rien vu venir, y compris les crises de l'endettement du secteur privé. La responsabilité des seize pays membres est donc engagée pour assurer l'avenir de l'Union économique et monétaire.
Au fond, les Allemands ont raison de ne pas vouloir faire de « chèque en blanc » ...
Certains tirent les oreilles, quand d'autres se montrent compréhensifs, souvent d'ailleurs d'autant plus compréhensifs que les premiers tirent les oreilles. Tout cela est un peu hypocrite, alors que l'Europe se retrouve face à son test le plus important. Ce qui est en cause maintenant, c'est l'euro, un des fleurons de la construction européenne. Si ce fleuron venait à disparaître, le coup porté à l'Union irait bien au-delà des seuls aspects monétaires. Leur valse-hésitation depuis quelques semaines n'a fait qu'encourager la spéculation, nourrir l'euroscepticisme. Heureusement, la Commission, la Banque centrale européenne et la France ont exercé une forte pression en vue d'une solution rapide à la dimension du problème.
Les Eurobonds auraient-ils été une solution ?
Oui. Et la première fois que j'en ai parlé, c'est dans mon Livre blanc, en 1993. Mais il paraît que l'Union européenne ne peut pas s'endetter ! Ce serait, disaient les opposants à cette idée, un pas de plus vers l'Europe fédérale... On aurait pourtant pu mettre un plafond. Des Eurobonds pour sauver la Grèce auraient permis d'emprunter à 3,5-4 % - on a approché les 9 % avant qu'Athènes ne fasse officiellement appel à l'Union. Face à la capacité d'emprunt de l'Union, la spéculation se serait dit « Attention ! » Mais on ne l'a pas fait. La spéculation, il ne faut pas seulement la critiquer, comme l'a fait Nicolas Sarkozy dans des discours contre le capitalisme que je n'aurais même pas imaginé prononcer : il faut y faire face.
Derrière la crise grecque, n'y a-t-il pas un vice de forme de l'euro ?
Evidemment. J'avais en tête une Union économique et monétaire (UEM) avec un cadre commun, monétaire, économique et social, et j'ai perdu cette bataille. Quand l'euro s'est profilé, j'ai évoqué, dès 1997, le déséquilibre entre le monétaire et l'économique. C'est alors que les Français ont fait rajouter au « pacte de stabilité » la précision « et de croissance ». Ah ! le nominalisme des responsables politiques français. Il est plus facile, dans les déclarations, de se contenter d'un mot, que de donner un contenu sur la chose à obtenir ! Malheureusement, les événements m'ont donné raison.
Comment donner du contenu au concept de coordination économique ?
En rapprochant les politiques économiques et en obtenant un minimum de rapprochement des législations fiscales, et pas seulement en présentant les perspectives budgétaires à l'Eurogroupe. On ne peut à la fois profiter d'une monnaie unique et faire du dumping fiscal. Si les pays ont compris les excès du monde financier, il leur faut maintenant, au-delà de leur seul rôle de pompiers, devenir des architectes, pas seulement du G20, mais aussi pour la zone euro. J'espère, puisque la peur a été bonne conseillère, que les pays de l'euro vont s'engager sur de nouvelles règles de gouvernance, avec un conseil de l'euro traitant de toutes les dimensions, économique, financière, monétaire et même sociale, avec un pouvoir d'initiative et de régulation enfin confié à la Commission.
Pourtant, même les membres de l'Eurogroupe n'y sont jamais arrivés...
Pourquoi ? Parce que les ministres des Finances ne veulent pas parler de leurs propres problèmes aux autres. Or si l'euro n'est pas conforté par ce volet économique, un jour, ce sera une catastrophe. J'ai toujours pensé, en travaillant sur la monnaie unique, à des échecs comme celui du serpent monétaire.
En 1950, qu'est-ce qui a permis à Robert Schuman de réussir, lui ?
Quand il a fait son appel pour mettre en commun nos richesses du charbon et de l'acier et commencer à travailler ensemble, le climat international était particulier, marqué par la peur, le début de la guerre froide... En Europe dominait une mémoire rancunière compte tenu de la guerre et de ses atrocités.
Compte tenu de ce climat, cet appel a-t-il été lancé en catimini ?
Pas du tout, Schuman l'a fait d'une manière solennelle, le 9 mai 1950 à 18 heures, dans le salon de l'Horloge du Quai d'Orsay - il était alors ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Georges Bidault. Il y a eu dix brouillons de ce discours, avec sept personnes au courant, dont le chancelier Adenauer. L'idée - est-il besoin de le préciser - venait de Jean Monnet.
Il n'y avait pas eu de prémices...
Il y avait eu une réunion mémorable à La Haye en 1948, présidée par Winston Churchill, à laquelle assistait notamment François Mitterrand, autour du slogan « Plus jamais la guerre entre nous ». L'élan était donné, mais il fallait trouver le déclic.
Le déclic qu'a trouvé Schuman...
Son appel avait une grande force spirituelle, au sens laïc. J'ai trouvé dans un livre de Hannah Arendt paru en 1961 la formule pour le résumer : « le pardon et la promesse ». Le pardon qui n'est pas l'oubli, et la promesse faite aux nouvelles générations qu'après cent ans de guerre en Europe, elles retrouveraient la paix et, avec elle, un climat de compréhension mutuelle et de coopération.
Comment devient-on militant de la cause de l'Europe ?
C'est venu de discussions avec mon père. Il était un ancien combattant de la Première Guerre mondiale, laissé pour mort sur le champ de bataille, et mutilé à 90 %. Le climat familial était antiallemand et pourtant, c'était un homme de réconciliation. C'est lui qui m'a guidé. Il fallait trouver une autre voie que celle des affrontements tragiques.
Challenges. Le couple franco-allemand, c'est pourtant un miracle permanent...
Jacques Delors. Déjà, au moment du traité de Rome, je me demandais si l'Allemagne n'allait pas éclater dans son costume de premier communiant, par rapport à une France qui ne serait pas à la hauteur. On retrouve cette interrogation aujourd'hui. Et que Giscard et Schmidt soient arrivés à faire le Système monétaire européen (SME) alors qu'ils sont entrés dans la double crise - le dollar et le pétrole - avec deux diagnostics opposés sur la façon d'en sortir et deux économies très dissemblables. Cela tient effectivement du miracle, ou plutôt de la vision et de la volonté politiques.
Qu'est-ce qui a rapproché autant Kohl et Mitterrand ?
Le chancelier Kohl est un homme extraordinairement européen. Il faut savoir qu'à 15 ans, à la fi n de la guerre, il est allé casser des bornes-frontières entre la France et l'Allemagne ! François Mitterrand, qui était donc à La Haye en 1948, a fait son grand choix en 1983 : pas simplement le choix de la rigueur, mais le choix de l'Europe. Et entre les deux, il a eu le geste de Verdun, expression d'une convergence politico-spirituelle qui avait pour moi une résonance particulière. Ils étaient si différents. Le chancelier avait la capacité de faire rire Mitterrand, et Mitterrand impressionnait Kohl par sa culture politique et sa stature d'homme d'Etat. Je pense qu'entre eux le sentiment était aussi fort que le calcul politique - souvenez-vous des larmes de Kohl à l'enterrement de Mitterrand. C'est une coïncidence extraordinaire qui ne s'est pas reproduite depuis.
Quand, en 1985, vous devenez président de la Commission, vous profitez de ce climat exceptionnel...
Et c'est bien pour cela qu'en arrivant, après avoir fait le tour des capitales, je propose un triptyque : un marché unique et la cohésion économique et sociale, puis une monnaie commune, puis enfin une défense commune. Avec la mise en place du premier, on a pu développer un engrenage vertueux avec 3 % de croissance par an et 9 millions d'emplois créés entre 1985 et 1992.
N'avez-vous pas le sentiment que ce rôle de président a changé ?
Chacun peut utiliser les institutions comme il l'entend, c'est une question de confiance entre la Commission et les chefs d'Etat ou de gouvernement. Je me souviens avoir forcé la main de madame Thatcher, par exemple, sur le lancement du programme d'échange d'étudiants Erasmus en jouant sur le droit d'initiative de la Commission. Autre exemple, beaucoup plus significatif : c'est le Conseil européen de Hanovre, en 1988, qui a demandé au président de la Commission de présider le comité chargé de réfléchir à la mise en place de l'Union économique et monétaire.
Le traité de Lisbonne vous satisfait-il ?
Non. Sur le plan strictement institutionnel, il est compliqué, avec deux personnages en plus : le président stable et le haut représentant pour les Affaires étrangères.
N'y a-t-il pas un problème avec Herman Van Rompuy ?
Non, j'ai beaucoup d'estime pour lui. Ce n'est pas lui qui est en cause, mais un système. Lui, cherche sa place. Il voudrait que le Conseil européen se réunisse tous les mois. Je ne vois pas comment un Conseil à 27 peut devenir le gouvernement de l'Europe sans préparation soignée par les institutions (Commission, conseil des ministres). Sinon, cela va devenir une mini-ONU, et on voit comment cela marche...
Le maintien de la présidence tournante, c'est incompréhensible ?
C'est effectivement un compromis bâtard, qui crée des complications.
Et Catherine Ashton, haute représentante, c'est le comble ?
C'est le système de Westphalie : tu ne veux pas de Blair, alors donne-moi Ashton en échange. Et pour la succession de Trichet, on mettra un Allemand ! Des grandes nations européennes aux petits calculs, alors que, pendant ce temps-là, les Etats-Unis et la Chine forment le G 2. Et le président Obama va à Prague et y réunit les pays de l'Est en oubliant l'Union européenne...
Alors, que faire ?
Revenir à la méthode communautaire. Tout était dans le traité de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (Ceca) : le sens de l'action, une coopération accrue, les petits pas, la méthode communautaire incomparable pour préparer et prendre des décisions, et puis agir. Et des institutions simples qui permettent aux hommes, qui sont tous un peu déraisonnables, de se conformer à certaines règles. Enfin, permettre la différenciation. Comme on l'a fait pour l'UEM et pour Schengen. C'est aussi ce que je propose pour l'énergie.
Pourquoi se focaliser sur l'énergie ?
Parce que, une fois de plus, s'impose le slogan qui a réveillé l'Europe dans les années 1970 : « La survie ou le déclin. » L'énergie, c'est aussi un élément fondamental de politique étrangère. J'ai été humilié de voir tous ces chefs d'Etat traiter séparément avec Poutine ; je suis inquiet de voir des intérêts divergents se disputer sur les tracés de trois gazoducs. Cela veut dire que dans ce domaine vital, l'Europe n'existe pas. L'énergie aujourd'hui, c'est l'équivalent de la Ceca en 1951.
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